Parler, c’est produire des sons, qui s’assemblent en mots, et nul doute qu’il y a un but à cela.
Un but, ou peut-être plusieurs buts ?? Quels sont donc les fonctions du langage humain ?
Nous allons tenter de répondre à cette question.
« La première fonction du langage est la fonction de communication. Le langage est avant tout un moyen de communication sociale, un moyen d’expression et de compréhension », écrivait Vygotski, un pédagogue psychologue soviétique du début du 20° siècle dans Pensée et Langage.
Un moyen de communication, vraiment ??
Est-ce que vraiment on communique, on s’exprime dans un but d’être compris, lorsque l’on dit distraitement cinquante fois par jour, chaque fois que l’on croise quelqu’un : "Bonjour, ça va ?? "
Qui s’intéresse vraiment à la réponse à cette question ??
Peut-être que ce que l'on communique est ailleurs que dans le contenu de cette phrase?
Et peut-on vraiment considérer que la parole est un moyen de communication lorsque nous parlons en solitaire, commentons une tâche de la vie courante, ou houspillons l’automobiliste qui ne risque pas de nous entendre dans sa voiture séparée de la nôtre par nos carlingues ??
Ne soyons pas naïfs : évidemment, parler peut servir à communiquer ! C’est effectivement sa fonction première. J’ai longtemps travaillé avec des enfants et des adultes n’ayant pas cette capacité d’articuler les mots, et c’est peu dire qu’ils étaient très handicapés dans leur communication. Mais ce que cet article cherche à pointer, c’est que bien d’autres fonctions se cachent derrière le « simple » fait de parler.
Hobbes, lui, avait déjà repéré d’autres fonctions du langage. Pour lui, il ne s’agissait pas tant de communiquer avec les autres, mais de s’exprimer en tant qu’humain. Dans son livre Léviathan, il avait repéré 4 fonctions, chacune en lien avec un besoin profondément humain :
1° - celle de fixer la pensée, qu’il mettait en lien avec les arts et l’acquisition d’une connaissance à partir de la réflexion
2°- celle de communiquer notre savoir, afin de prodiguer conseils et enseignements aux autres, et donc de contribuer à augmenter leur propre connaissance
3°- celle de communiquer nos désirs et nos besoins, afin que l’entraide puisse jouer entre humains
4°- celle de jouer avec les mots, pour le plaisir, pour la joie que cela procure.
S’exprimer en tant qu’humain ? Nous ne pouvons pas, à ce stade de notre réflexion, faire l’impasse sur la question philosophique : est-ce que la parole est le propre de l’homme ??
Il est bien question, là, de la parole – et non du simple fait de communiquer. Car en effet, il est incontestable que les animaux communiquent entre eux, voire même entre espèces et parfois même avec l’homme. Mais Aristote le disait déjà : "Seul parmi les animaux, l’homme a un langage". Quelle est donc cette nuance ??
La communication des animaux
Les animaux communiquent par des expressions gestuelles, faciales, vocales, des mouvements, des comportements, et les buts de cette communication peuvent être :
- l’expression d’un danger (le cri d’alerte des oiseaux, par exemple)
- l’expression d’une émotion, parfois en vue d’une interaction (par exemple le grognement d’un chien en avertissement à l’égard d’un intrus)
- une séduction sexuelle (le chant des oiseaux, des baleines…)
- le marquage de territoire (ces mêmes chants, ou les urines des mammifères…)
- le maintien d’un lien social (chez les oiseaux, les dauphins…)
- parfois même, la transmission d’informations précises (danse des abeilles)
Par rapport à la danse des abeilles, précisément, il peut être intéressant de rapporter ce que relevait Emile Benveniste dans son ouvrage Problèmes de linguistique générale : tout en ne niant pas qu’il s’agissait bien d’un système de communication, il avait pointé de nombreuses différences avec le langage humain, en particulier :
- Il n’existe pas de dialogue : l’abeille donne l’information et n’attend pas de réponse.
- Le message ne peut pas être reproduit par une autre abeille qui n’a pas vu ce que la première annonce. Il n’y a donc pas transmission sans fin dans l’espace et dans le temps, contrairement ce qui se passe avec le langage humain.
- Le contenu du message est extrêmement limité, toujours uniquement restreint à la nourriture et à des données spatiales.
- Le symbolisme particulier est une transposition de la situation objective, sans variation ni transposition possible.
- Le message des abeilles ne se laisse pas analyser (il est indécomposable).
Benveniste avait alors conclu que le "langage des abeilles" n’était pas un langage, mais "un code de signaux". Il insistait sur le fait que le langage était l’essence de l’homme. L’animal réagit à un signal (un cri ou un son) mais ne l’interprète pas comme un symbole, contrairement à l’être humain.
Des expériences ont été pratiquées avec les primates, en particulier les chimpanzés. Ceux-ci n’arrivant pas à oraliser, les chercheurs se sont tournés vers le langage des signes utilisés par les sourds, ou vers certains codes faits par exemple de morceaux de plastique aux formes et couleurs différentes associées à des mots pour leur apprendre une autre sorte de langage. Les résultats ont été que l’apprentissage des codes était possible, au moins dans une certaine mesure : certains chimpanzés ont pu reproduire et utiliser de nombreux signes (quelques centaines), pour communiquer avec les hommes, voire même entre eux – mais ils n’ont pas montré la capacité de créer de nouveaux sens à partir d’une combinaison originale des unités langagières. Par ailleurs, leur communication était centrée sur l’expression de demandes de nourriture et de contact. Utiliser le langage pour produire de l’imaginaire, de l’humour, ou parler d’autre chose que de la situation immédiate reste, pour l’essentiel, hors de la portée des animaux. Ils peuvent utiliser des signes, mais ceux-ci sont liés à une signification et à une seule. Le codage animal est fixe, alors que le système langagier humain est mouvant, polymorphe, flexible.
L’homme est un être créatif, et cette créativité s’exprime par et à travers le langage. Il joue avec les mots, en invente de nouveaux, fait évoluer une signification, parle à l’envers ou à l’endroit, utilise la polysémie, l’humour, la poésie…
L’homme est un parlêtre, disait Lacan
Dès son plus jeune âge, l’enfant témoigne d’un appétit de langage, ce que Bruno Bettelheim nommait "la fonction appétitive". Celle-ci se manifeste bien avant que le langage soit constitué par l’utilisation d’une parole qui, même si elle n’est pas clairement formulée, témoigne d’une volonté de communiquer. C’est une motivation très forte de l’enfant.
Des expérimentations ont été menées, qui concluent à une sensibilité au langage dès le stade foetal. Pendant les premiers temps de sa vie sur Terre, de tout ce qu’il entend, rien n’intéresse autant le bébé que la voix humaine, surtout celle de sa mère. Il est très sensible au bain de langage dans lequel il est immergé.
D’après Spitz, cette appétence pour le langage prendrait son origine à un niveau phylogénétique : lorsque la position debout libéra la main, les échanges sociaux ont pu se développer puisque en même temps la bouche et la relation orale devenaient disponibles pour la communication. L’homme, en advenant, ne pouvait que devenir un parlêtre. Déjà Heidegger disait : "C’est bien la parole qui rend l’homme capable d’être le vivant qu’il est en tant qu’homme. L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle" Lacan a repris ce point de vue en créant ce néologisme de parlêtre. Il signifie que "l’être-même de l’homme est dans la parole". Il n’est donc d’autre alternative pour tout humain que d’être un être de parole. Notre rapport au monde en tant qu’humain "dépend du langage, du monde symbolique langagier, à la différence du monde instinctuel animalier", comme le soulignait Jacques Cabassut, un autre psychanalyste.
Et les fonctions du langage, alors ?
Nous nous sommes un peu égarés par rapport à notre question première, effectivement.
Pour revenir à ces fonctions du langage, nous allons pouvoir terminer notre exposé en évoquant Jakobson. Roman Jakobson était un linguiste russo-tchéco-américain qui, entre autres choses, a établi un modèle des fonctions du langage chez l’adulte.
Il en a distingué six :
1 – La fonction référentielle, orientée vers le contexte : elle est informative, représentative.
Elle peut s’illustrer par des phrases comme : "il pleut", "l’eau bout à 100°C", "Michel habite à Rouen", etc.
2 – La fonction émotive, orientée vers l’émetteur : elle est plutôt expressive.
Elle peut être représentée par des interjections comme "oh !", "beûrk !" ou des phrases du type " Comme c'est agréable, ce soleil!!"
3 – La fonction conative, orientée vers le destinataire : elle est impérative, incitative, impressive.
Il s’agit d’expressions telles que : "entrez !", "ne vous inquiétez pas", ou "tu as vu comme il fait beau ?".
4 – La fonction phatique, autrement appelée relationnelle ou fonction de contact : elle vise à établir, à prolonger ou à interrompre la communication.
Par exemple : "allô", "écoutez bien", "n’est-ce pas ?", etc.
5 – La fonction métalinguistique, qui assure une commune entente du code. Il s’agit du discours sur le discours. Elle est présente par exemple lorsque l’on s’entend sur la définition d’un mot ou lorsqu’on donne une règle de grammaire.
6 – La fonction poétique, centrée sur l’esthétique du discours. Par exemple : "Les sanglots longs des violons de l’automne "...
Un autre linguiste, Georges Mounin, a pu mentionner une autre fonction du langage, la fonction discursive, pour laquelle j’ai une affection particulière. C’est celle qui permet d’élaborer sa pensée. Via le langage, la pensée s’éclaircit, les concepts deviennent plus évidents et on peut développer une réflexion. C’est cette fonction qui est utilisée dans les démonstrations et les dissertations.
On ne parle pas pour une seule raison, mais pour de multiples.
Sans doute la parole s’est-elle développée pour des raisons sociales, mais elle ne se cantonne pas aux relations entre individus. Sans doute a-t-elle émergée pour permettre le partage d’informations vitales, mais son champ d’application s’est considérablement étendu.
Luce Barrault
Décembre 2023
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